Cette phrase lapidaire, sibylline de prime abord, renferme un trésor ! Car il s’agit bien d’un trésor personnel que l’on met à nu lorsqu’on se pose la question « Quel est le sens de mon travail ? En quoi mon métier est-il utile ? » et qui révèle alors toute notre richesse.
Quel que soit le métier que nous exerçons, quelles que soient les tâches que nous effectuons, la période de confinement que nous vivons appelle notre réflexion. Elle nous invite avec plus ou moins d’insistance à nous interroger sur l’intérêt, le sens de notre activité professionnelle, sur ce qui constitue sa « substantifique moelle » oserai-je dans une inspiration rabelaisienne.
Notre société a tendance à cliver les réalités, tendance amplifiée parfois par les médias et souvent par les réseaux sociaux. Actuellement, la France semble être divisée en deux clans : les héros et les autres. Il ne s’agit pas ici de remettre en question cette dichotomie mais plutôt de nuancer le propos et proposer un peu plus de profondeur. En effet, une attitude héroïque peut se traduire aussi bien par l’action que par la non-action. L’action active des personnes sur le terrain est louable et force l’admiration. L’action passive de ceux confinés est essentielle et tout aussi louable. Au lieu de développer dans ce billet les difficultés des professionnels de terrain appelés à servir la collectivité et celles de ceux qui travaillent de chez eux, je vous propose d’en sortir. Et si nous regardions un peu plus loin ? Et si nous regardions la beauté de l’engagement ?
Nous sommes nombreux à applaudir chaque soir le dévouement des professionnels des services de soin voire de livraison, de l’ordre public etc., de ceux qui travaillent pour la collectivité. Applaudissons aussi ceux qui télétravaillent, qui font également l’effort de faire autrement, qui continuent à faire tourner bon an mal an parfois les entreprises, les collectivités, institutions, toutes ces entités qui canalisent notre travail, si structurant de nos vies.
Aux héros du quotidien, on se dit que le sens de leur travail s’impose comme une évidence. Certainement oui, au vu de l’urgence de la situation. La question peut paraitre un plus délicate pour ceux qui travaillent de chez eux. Et pourtant !
Et pourtant, le sens du travail pour ceux qui se déplacent au quotidien est certainement le même que le sens aujourd’hui. Car, depuis plusieurs mois, les soignants appellent à l’aide quand le soin ne peut être rentabilisé et ne peut rentrer dans des cases de productivité. Et pourtant les forces de l’ordre malmenées sur le terrain attirent aussi l’attention sur leur profession quand leur mission de maintien de l’ordre est soumise aux statistiques et leurs interventions chiffrées. Tous ces métiers ont en commun la relation avec l’autre, nourrissant des objectifs différents mais indispensables au vivre ensemble. Comment rentabiliser leurs actions ? Comment font-ils pour faire leur job jour après jour ? Certains craquent, d’autres démissionnent, d’autre encore dénoncent cette folie de rentabilité qui saisit notre société. Ils tiennent car, conscients de leur utilité voire de leur nécessité, ils donnent du sens à leur travail.
Je reprendrai ici cette anecdote de l’architecte visitant un chantier. Rencontrant un premier maçon qui pousse une brouette, il lui demande « Que fais-tu ? ». « Je pousse une brouette » lui répond le maçon. Le deuxième maçon rencontré, tout en tenant sa brouette, lui précise qu’il bâtit un mur. Le troisième, brouette en main, lui confie qu’il bâtit une cathédrale.
Voilà le sens caché, je dirais même le sens intime, de nos métiers.
Il est peu habituel de parler d’intimité dans le cadre du travail. Pourtant, le travail est d’abord un lien de soi à soi. Le sens de ce que je fais, moi seul le connait. C’est ma première reconnaissance car ce que je fais est cohérent par rapport à qui je suis, par rapport à mes valeurs et l’idée que je me fais de moi. Lorsque je parle de mon métier, je parle de moi et de ce qui m’anime.
Quand je me connecte au sens de mon métier, je le rends digne, je me rends digne.
Ce n’est pas rien de consacrer des milliers d‘heures, mon intelligence, mes connaissances, mon ingéniosité, mes compétences, mon coup de main à une activité qui, de toute façon, aura un impact, une conséquence ou une influence sur mon prochain.
Comme une compensation, parce que je sais pourquoi je fais les choses, les difficultés et les contraintes s’allègent et deviennent secondaires. Produire un effort, me mobiliser pour une noble cause, celle que je reconnais pour moi, pour les autres, rend l’effort tenable. Ce sont des signaux, des résultats tangibles qui vont me permettre de repousser mes limites habituelles, mon investissement dans mon métier ou ma mission. L’effort, physique, mental ou motivationnel, est comme une contraction musculaire. Qui dit contraction dit décontraction sauf à prendre le risque du blocage. L’effort induit bien une notion de mobilisation de mes ressources physiques, mentales et émotionnelles, pour un noble but plus grand que moi, qui me parle, mais il a une limite : il ne peut s’inscrire dans la durée.
Si je reviens à la situation de l’épidémie, les métiers de service, les métiers qui sollicitent l’attention à l’autre et le respect des autres sont mis en lumière : soigner, récolter, livrer, coudre, éduquer, nettoyer, protéger, défendre, soutenir, informer. Chacun, dans son quotidien, est pressé par l’urgence à nous sauver, à nous entraider en faisant ensemble. L’espoir a supplanté la peur.
Notre contexte actuel nous rappelle à un principe fondamental négligé : rétablir la raison d’être de nos institutions, de nos entreprises et collectivités locales. Il bat en brèche la gestion rationnelle de certaines entités. Il faut le vivre dans son corps (et nous y sommes) pour comprendre que l’attention ne parle pas de productivité ou de rentabilité. Elle parle d’une richesse différente de celle du profit et de l’argent.
A nous d’inventer une autre vision de nos métiers, de nous-même et de notre société, qui inclus et reconnaît notre humanité car, proverbe japonais, « La vision sans l’action est une rêverie, l’action sans la vision est un cauchemar. »
Article rédigé en mars 2020